Éducation, Médias

Liberté de Presse en Turquie

La chasse aux journalistes continue

Alors qu’on rentre dans le 11eme mois de l’état d’urgence en Turquie, quel est le bilan pour la presse turque ? Depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016, la Turquie est en état d’urgence. Dans le cadre de ce régime d’exception, plus de 47 000 arrestations et des milliers de limogeages ont eu lieu. Les journalistes turcs ont été fortement visés par les opérations menées sous ce couvert.

La presse, l’un des outils majeurs de l’usage de la liberté d’expression, a une place primordiale dans les démocraties pluralistes puisqu’elle est considérée comme le quatrième pouvoir étatique à côté des trois pouvoirs incarnant l’État. Tirant sa légitimité de cette vision qui la considère comme une composante des régimes démocratiques, elle assure en contrepartie la légitimité des gouvernements au pouvoir grâce à sa supervision. C’est pour cela que dans les régimes autoritaires, la presse se veut contrôlée par les autorités qui ne souhaitent pas voir leur autorité affaiblie.

La liberté de presse consiste en un ensemble de droits et de libertés qu’on peut résumer comme la liberté d’imprimer, d’éditer et de diffuser des informations, des idées et de les commenter, analyser et critiquer librement. La constitution turque consacre tant la liberté d’expression que la liberté de presse expressément. Son article 28 dispose comme le suit : « la presse est libre, elle ne peut être censurée ». Or, le nombre actuel de journalistes turcs emprisonnés aussi bien que le nombre de médias clos depuis le coup d’état avorté sont suffisant pour constater à quel point la Turquie est loin d’avoir une presse libre et non censurée.

Historiquement, les gouvernements turcs au pouvoir ont toujours essayé d’influencer la presse afin de légitimer leurs actions politiques, que ce soit par la censure, les sanctions ou par leurs liaisons avec les dirigeants des médias. Toutefois, à l’heure actuelle, la pression sur la presse turque a atteint son paroxysme. Alors qu’elle occupait la 99e place sur 180 pays au Classement mondial de 2002 de la liberté de la presse établie chaque année par Reporters sans frontières, la Turquie a tragiquement régressé en 15 ans pour finir à la 155ème place en 2017. Elle est désormais à quatre places de la liste noire des pays dont la presse est la moins libre. Paradoxalement, lorsque le président Erdogan s’est prononcé à cet égard, il a présenté la presse turque comme la plus libre du monde.

Turquie «  La plus grande prison du  monde pour les journalistes »

Depuis la tentative de putsch, le nombre de journalistes arrêtés et de médias fermés au nom de la lutte contre le terrorisme ne cesse d’augmenter. Les journalistes sont principalement accusés d’avoir collaboré avec des médias favorables au prédicateur religieux Gülen, ancien allié du président turc à qui il est reproché d’être responsable du putsch. Un des autres motifs d’arrestation répandu est la diffusion de la propagande du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), l’organisation étant considérée comme terroriste en Turquie. Traditionnellement, jusqu’au coup d’État avorté, le deuxième motif était le plus utilisé pour incarcérer les journalistes et fermer les organes de presse. Désormais, les autorités turques disposent d’un autre prétexte pour continuer à emprisonner les acteurs de la presse de manière arbitraire.

Les personnes emprisonnées passent plusieurs mois en détention sans connaître leurs chefs d’accusation et sans même avoir vu le procureur une seule fois. En plus de cela, les journalistes incarcérés en raison de liens présumés avec la mouvance Gülen restent en isolement renforcé, sans recevoir de visiteurs alors qu’ils disposent de ce droit. Parmi les articles qui ont conduit à l’arrestation en masse de plusieurs journalistes, on peut en citer un qui révèle les livraisons d’armes turques à des groupes djihadistes en Syrie ou un autre sur les allégations de tortures à l’encontre des putschistes présumés. Ces derniers ont suffit aux juges, dont la partialité est évidente, pour condamner la ligne éditoriale du quotidien d’opposition Cumhuriyet d’appartenance ou de soutien à la confrérie Gülen, au PKK et au DHKP/C (parti Front révolutionnaire de libération du peuple). Aujourd’hui le nombre de journalistes emprisonnés en Turquie s’élève à 161 pour des chefs d’accusations similaires. Ces injustices ne concernent pas seulement la presse turque mais aussi la presse étrangère. Le journaliste franco-belge Mathias Depardon et turco-allemand Deniz Yücel comptaient parmi les prisonniers jusqu’à l’extradition de Depardon en juin 2017 après 30 jours de détention. Yücel, qui lui est accusé par le Président turc d’être un espion allemand et un représentant de PKK, est par contre toujours derrière les barreaux malgré plusieurs initiatives du gouvernement allemand.

L’embargo médiatique par tout moyen

La situation des journalistes en liberté n’est pas moins tragique : ils voient leur carte de presse retirée ou non renouvelée sans justification malgré leur carrière de longue durée, leurs biens sont saisis alors que leurs procès n’ont toujours pas débutés et parfois même leurs passeports sont annulés. En outre, l’embargo médiatique utilise également d’autres moyens tel que la liquidation de médias par les décrets-lois, le renforcement des pouvoirs de sanction du Haut Conseil de l’audiovisuel ou le blocage de l’accès aux réseaux sociaux. D’après le rapport annuel de l’Association des journalistes contemporains turcs, rien qu’en 2016, 839 procès ont été ouverts contre des journalistes, 780 cartes de presse ont été annulées, 157 médias ont été fermés, 14 incidents majeurs ont abouti à l’interdiction de diffusion. Les seuls médias qui ont pu survivre à ses manières arbitraires, sont fortement contrôlés par le gouvernement et ils bernent la population avec des informations loins de refléter la vérité. Le pluralisme médiatique a été donc presque totalement détruit par la fermeture de tous les médias d’opposition.

La Cour Constitutionnelle turque, qui est censée protéger la liberté d’expression, est paralysée par les saisines de professionnels de média lésés. L’absence d’effectivité de ces recours a conduit ceux-ci à saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui jusqu’alors n’a pris aucune décision. S’agissant des décrets-lois adoptés sous l’état d’urgence, la Cour a constaté son incompétente en octobre dernier. Pourtant, elle a déclaré qu’elle traitera les demandes des journalistes en détention en priorité. En effet, la Turquie étant signataire de la Convention Européenne des droits de l’Homme, elle a une obligation internationale d’appliquer les décisions de la Cour. Cependant, même si la Cour prend une décision en faveur de ces journalistes en détention, il n’est pas certain que le président Erdogan la respectera


Témoignage d’un journaliste turc qui travaille dans l’un des quotidiens les plus connus :

“À l’heure où j’écris ces lignes, plus de 100 journalistes turcs sont en prison. Ce matin [le 9 juin] on a pu accéder aux détails de l’acte d’accusation du journaliste Oguz Güven (éditeur du quotidien Cumhuriyet) qui risque d’être condamné jusqu’à dix ans et demi de prison. D’après celle-ci, Güven avait envoyé un tweet depuis le compte de son quotidien au sujet de la mort du procureur général dans un accident de la route alors qu’il poursuivait activement des enquêtes contre la confrérie Gülen au lendemain du coup d’état avorté. En raison de ce tweet, Güven est accusé d’avoir fait « la propagande en faveur d’une organisation terroriste » et d’avoir «  diffusé les publications des organisations terroristes ».

Ce que je peux dire sur la liberté de presse en Turquie, c’est qu’être un journaliste dans notre pays est loin d’être facile. En particulier l’année dernière où 177 organes de presse ont été fermés par des décrets gouvernementaux adoptés pendant l’état d’urgence. Plus de 2500 journalistes se sont ainsi retrouvés sans travail. La situation n’est pas brillante pour ceux qui ont toujours un travail. Critiquer le gouvernement ou rédiger des articles sur certains sujets embarrassants pourraient avoir des résultats néfastes pour eux. Il y a même des journalistes qui ont été publiquement ciblés par le gouvernement en raison des articles critiques et qui ont été obligés de déménager pour pouvoir protéger leur famille. La période dans laquelle on est nécessite qu’on réfléchisse bien aux les conséquences de chaque mot, de chaque article que l’on veut écrire. Le journalisme ne peut se faire en ayant peur. On est resté un petit groupe de journalistes qui essaye de défendre le droit du public à l‘information, on résiste…”

Y.O.

 

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